À propos de l’installation « Les agents », de Gwenola Wagon et Pierre Cassou-Noguès

Les agents était vis­i­ble à l’IMéRA (Insti­tut d’é­tudes avancées d’Aix-Mar­seille Uni­ver­sité) du 2 au 4 mars 2023. Créée avec des out­ils d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, cette œuvre artis­tique pose un regard cri­tique sur la médi­ati­sa­tion numérique de « l’habiter » contemporain.


Des artistes exposent des artistes

Cette œuvre de Gweno­la Wag­on, artiste, et Pierre Cas­sou-Noguès, philosophe et écrivain, s’in­scrit dans leur pro­jet « Habiter les écrans » dévelop­pé au cours de leur microrési­dence à Alpha­betville, le lab­o­ra­toire d’écri­t­ure mul­ti­mé­dia mar­seil­lais. « Nous inter­ro­geons les modes con­tem­po­rains de l’habiter en tant qu’ils sont médi­atisés par le numérique », pou­vait-on lire sur le doc­u­ment d’introduction à l’exposition. L’œu­vre était exposée (et accom­pa­g­née d’une per­for­mance lors de l’ou­ver­ture) dans le cadre de Xanadu, le pro­jet cura­to­r­i­al des artistes Christophe Bruno et Jeff Guess. En rési­dence à l’IMéRA de sep­tem­bre 2022 à juil­let 2023, ces derniers prévoient d’organiser une expo­si­tion par mois. Les agents était donc la pre­mière d’une série de cinq autres expo­si­tions à venir.


Une œuvre d’anticipation

L’œuvre nous pro­jette dans un futur étrange où les annonces immo­bil­ières sont générées par une intel­li­gence arti­fi­cielle. Le spec­ta­teur est placé dans le rôle de l’acheteur en recherche d’un lieu à habiter. L’in­stal­la­tion est con­sti­tuée d’une vidéo dans laque­lle Gweno­la Wag­on et Pierre Cas­sou-Noguès appa­rais­sent sous les traits d’agents immo­biliers nom­breux et dif­férents grâce à des fil­tres numériques appliqués sur leurs vis­ages. À chaque nou­velle annonce, leur apparence varie, mais elle demeure arti­fi­cielle et fan­toma­tique. Leurs voix sem­blent tour à tour automa­tisées où trop famil­ières. Les images des lieux à habiter sont neu­tres, fan­tas­mées ou cauchemardesques. Le glisse­ment d’un état à l’autre est par­fois sub­rep­tice. Sur les murs de la salle d’ex­po­si­tion, on pou­vait aus­si voir des pho­togra­phies de ces lieux et sur une table étaient rassem­blés les textes des annonces immobilières.


En coécriture avec des intelligences artificielles

Les textes des annonces provi­en­nent d’une coécri­t­ure de Gweno­la Wag­on et Pierre Cas­sou-Noguès avec une intel­li­gence arti­fi­cielle. Ils ont été générés par une IA en réponse à des prompts (com­mande écrite inter­prétée par une IA) venant de textes pro­duits lors d’une enquête de Gweno­la Wag­on et Pierre Cas­sou-Noguès sur la recherche d’habitations. Les images des lieux à habiter ont elles aus­si été générées grâce à ces prompts dans DALL‑E (une vari­ante du mod­èle de lan­gage GPT‑3 entraînée sur des images et des légen­des). Du rap­proche­ment opéré par le mon­tage de ces textes et de ces images a émergé une troisième forme inter­mé­di­aire, la vidéo. Le geste artis­tique réside ain­si dans ce mod­e­lage qui crée des asso­ci­a­tions inat­ten­dues, absur­des, ludiques et poétiques.


Échec de la médiatisation numérique

L’in­stal­la­tion de Gweno­la Wag­on et Pierre Cas­sou-Noguès désamorce le désir que toute annonce immo­bil­ière est cen­sée sus­citer. Le trav­es­tisse­ment des agents, leur présence incer­taine et erra­tique, leurs dis­so­ci­a­tions grossières révè­lent l’artifice de la médi­a­tion numérique, et finale­ment son échec. On n’a pas envie d’habiter dans les lieux présen­tés. Les offres sont inadéquates, non per­ti­nentes, inutil­is­ables. Les dis­cours stéréo­typés masquent l’in­salubrité et la pré­car­ité de ces lieux inhab­it­a­bles. Les fil­tres et la dig­i­tal­i­sa­tion ne font pas illu­sion, et les trans­for­ma­tions induites par le numérique finis­sent par déréalis­er les agents et les lieux à habiter.


Un livre en préparation

Cette œuvre nous donne à réfléchir sur les modal­ités de « l’habiter numérique » en inter­ro­geant les besoins qu’il recou­vre, les actions qu’il requiert, les out­ils qu’il néces­site. Ce faisant, elle renou­velle notre regard sur l’ac­tion si sin­gulière de vivre dans le lieu qu’on habite, dans un con­texte de rareté. Une analyse qui s’en­richi­ra prochaine­ment de la pub­li­ca­tion de l’enquête sur laque­lle se sont appuyées la vidéo et la per­for­mance, sous la forme d’un livre inti­t­ulé Habiter. Par ailleurs, une sec­onde per­for­mance inti­t­ulée Les agents #2 aura lieu le 19 avril prochain à Mon­tévidéo.